Canalblog
Editer la page Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
les chroniques de Beauzac

Sur le pont de Vaures en 1559

début du chapitre 1 : 

 Longuement, l'abbé l'a écouté, le front un peu penché en avant, comme fatigué de tant de soucis, un sourire étiré sur ses lèvres minces, un air d'infinie patience, mais les yeux froids. Et il n'a rien voulu savoir.

Il ne l'a pas fait s'asseoir et Jacques Dancette est donc resté debout. Cela ne l'a pas gêné, ce n'est pas la première fois qu'il sert d'intermédiaire entre le petit prieuré rural de Confolent et sa maison-mère, l'abbaye de Chamalières, et en principe, il est toujours bien accueilli.

Il faut dire qu'il vient d'ordinaire avec la collecte de grains – avoine, seigle ou blé – soigneusement serrés dans deux sacs sur le dos de son âne. Ce matin même, il a apporté au moine cellérier les noisettes ramassées les jours précédents.

Mais à présent, alors qu'il vient de dépeindre la détresse du dernier moine de Confolent, fatigué et alité depuis la fin de l'été, avec une mauvaise toux sèche qui n'en finit plus et part en quintes épuisantes, il comprend qu'il ne sera pas écouté.

L'abbé prend enfin la parole, de sa voix basse et suave :

« Oui, frère Baptiste se sent bien seul dans notre petit prieuré de Confolent... Ah, bien sûr, la compagnie d'un seul frère convers ne peut rivaliser avec celle des moines chantant psaumes et prières dans le chœur majestueux de notre belle église abbatiale...Et les travaux de la terre sont moins plaisants que la lecture et les commentaires des livres saints… »

Il soupire avec compassion mais d'un coup son front se durcit, il fronce les sourcils et ajoute d'un ton sans réplique :

« Que frère Baptiste soit patient, on ne peut laisser les convers seuls ni envoyer là bas à l'entrée de l'hiver quelqu'un qui ne connaît pas le pays. Dans quelques mois peut-être... En attendant, que Jacques Dancette passe voir le frère infirmier, il emportera quelques herbes pour faire tisanes et potions qui sauront bien ragaillardir notre malade ! »

Et c'est tout ! L'aristocratique visage se ferme. Jacques Castrès, 39ème prieur de l'abbaye de Chamalières, fait un signe élégant de la main à laquelle brille une bague épaisse portant son sceau, et l'envoyé du moine Baptiste ne peut faire autrement que se pencher et baiser dévotement cette main.

Au moment où il s'incline, une contracture lui raidit les reins et un frisson lui parcourt le dos. Il pleut à verse et à seaux sur tout le pays depuis cinq jours et on dirait à présent que l'humidité suinte des hauts murs du couvent comme elle suintait déjà ce matin d'entre les pierres de sa maisonnette bâtie, comme tout le hameau de Confolent, sur un promontoire rocheux au dessus du fleuve. Les muscles gourds, Jacques Dancette rajuste son gilet de peau de chèvre et sort à reculons.

Plus tard, dans la chaleur de l'infirmerie où brûle un joyeux feu, frère Jean-des-simples se moque de lui :

« Qu'est ce que tu crois ? Qu'on va vous envoyer un moine ? Pour sauver vos âmes peut être ? Là-bas, à Confolent, sur votre rocher ? De l'autre côté de la Loire ? Ah ! Ah ! Lorsque frère Baptiste partira, il ne sera pas remplacé ! Nous ne sommes plus bien nombreux ici, ne l'as tu pas remarqué ? Et en danger de mort peut-être bien ! »

Il prend un ton de conspirateur :

« Sais-tu que les réformés se réunissent tout près de nous, à Roche*, à Vorey, et que leur cohorte grandit chaque semaine ?

– Je sais qu'on en a brûlé deux sur la place du Martouret, dans la ville du Puy, il y a trois ans déjà.

– Cela n'empêche, ils sont de plus en plus nombreux. Je te le dis : ils seront bientôt une vraie menace, et alors nous aurons bien besoin ici d'un frère et d'un convers de plus ! »

Jacques tient son écuelle de bouillon qu'épaississent des raves, des fèves et un morceau de lard.

« Mais la terre, la terre que cultivent les convers de Confolent ?

– Et bien, elle sera affermée ! À toi peut-être ? Tu apportes déjà les impôts, la taille et le cens pour notre abbé, non ? »

Frère Jean-des-simples rit encore :

« C'est que nous avons toujours été de pauvres moines, vois tu ! Sais-tu bien pourquoi on vous a donnés à nous ? »

Le frère infirmier est un bavard. Il prépare un petit sac d'herbes curatives, y ajoute une fiole qu'il vient de remplir d'un liquide épais et odorant tiré d'une jarre, et en même temps, le voilà qui raconte, pour au moins la millième fois, comment, dans les temps très anciens, les moines du Monastier, oui, ceux de la puissante abbaye Saint-Chaffre, en tournée d'inspection dans le pays, ont eu pitié des pauvres moines de Chamalières, lesquels, mal nourris et mal vêtus, grelottaient tout l'hiver dans leurs robes légères.

« On ne peut ouïr correctement la sainte messe avec une telle tremblote, avaient-ils décidé, il vous faut des pelisses ! Vous suivez comme nous la règle de saint Benoît, aussi nous devons vous secourir. Tenez, nous vous donnons Confolent, dans la paroisse de Beauzac. Ce n'est pas loin de chez vous, il y a là plusieurs villages qui payent redevances, des acensés fidèles, de bonnes terres, un petit prieuré et son église. Votre seule obligation sera d'y tenir deux moines pour la prière et grâce au revenu qui vous en reviendra, vous aurez vos pelisses ! »

Jacques Dancette ne dit plus rien, il finit son bol et mange lentement son lard sur une tranche de pain méteil, pensif. Puis il regarde à travers l'étroite fenêtre les arbres que cet automne extrêmement précoce commence à roussir. Les feuilles luisent, humides, et tombent lentement dans le vent. En bas de la pente, aux pieds du monastère, la Loire roule des flots énormes, rapides et bruyants.

Mais la pluie, enfin, a cessé !

Son manteau de laine, qu'il a mis à sécher ce matin pend au crochet d'une poutre, il l'enfile et met son bonnet, puis il se rend à l'église, qui est au dessus du couvent, presque aussi vaste et majestueuse que la cathédrale du Puy.

 

Dans la nef se tiennent plusieurs petits groupes de pèlerins. Septembre a toujours été une période d'affluence pour l'abbaye, les travaux des champs sont terminés et les chemins ne risquent pas encore d'être fermés par la neige et les congères, comme cela pourrait arriver dans un mois ou deux.

Près de la porte, deux bourgeois parlent politique, ils regrettent le roi Henri II qui est mort il y a tout juste deux mois, d'une blessure reçue au cours d'un tournoi. « Non, vraiment, la noblesse n'est pas raisonnable qui prend son plaisir à faire couler son propre sang ! »

Le nouveau roi, François II, doit être sacré dans quelques jours en la cathédrale de Notre Dame de Reims et les moines ont appelé hier durant l'office à prier pour lui, car ce n'est qu'un enfant, d'à peine 15 ans et de santé fragile, dit on.*

Les gens s'inquiètent, les périodes troublées ne sont pas bonnes pour leurs commerces. Jacques Dancette est bien de cet avis lui aussi mais il n'est qu'un paysan, un laboureur et il passe devant eux sans ralentir. Qu'irait-il leur dire ?

Il va jusqu'au fond de l'abside, qui est plus haute et large que la nef, éclairée par les cierges et chandelles plantés dans une grande herse, là où brillent les reliquaires.

Des hommes et des femmes sont déjà là. La plupart ont dormi cette nuit dans l'église, à même le sol, sur un lit de feuilles. Ils prient à genoux et caressent longuement le coffre d'argent qui contient la relique : un os long qui est un reste du bras de saint Gilles, et a le pouvoir, croit-on fermement, de rendre la santé.

Un doux murmure emplit la nef, assourdi par les échéas, ces trous disposés dans la voûte et au fond desquels des pots de terre cuite absorbent les sons. Les volutes d'encens chassent les odeurs des cuirs et des tissus humides, sans compter celles encore plus fortes des corps rarement lavés. A droite repose le tombeau d'un vieil évêque d'autrefois : Etienne de Chalencon.

Plus loin, enchâssé dans son reliquaire d'or et d'argent, orné du blason des Polignac, se trouve le saint-clou, qu'on prétend être – et personne n'aurait l'idée de le contester – un clou de la vraie croix, rapporté de terre sainte à l'époque des croisades et qu'un de ces maudits infidèles avait transformé en mors de cheval. Ce clou miraculeux est très réputé dans la province entière, et même plus loin, il guérit toutes les « incommodités de la vue ».

Par précaution, Jacques Dancette, qui se porte pourtant fort bien, fait ses dévotions devant les deux saintes reliques, puis il se penche discrètement au pied d'un des fins piliers qui entourent le chœur et va toucher, caresser même, une petite tête de lion que peu de personnes remarquent. Son père, déjà collecteur pour l'abbé, la lui avait montrée à sa première visite. Dans les lumières vacillantes des cierges, le museau de granite lui avait semblé ce jour-là s'animer d'une sorte de sourire et son âme d'enfant s'était émerveillée. Depuis, il attribue secrètement à l'animal mythique un pouvoir de protection.

Après une dernière génuflexion, il sort, se dirige d'un pas vif vers l'écurie et prépare son âne. Il est temps de partir. Autour de l'abbaye, les maisons du petit bourg se serrent, coincées entre la Loire et les versants raides du mont Gerbizon. En aval, dans la direction de Confolent, des falaises abruptes ferment tout passage le long du fleuve en crue. Il constate qu'il ne pourra regagner son mandement qu'en passant par le flanc de la montagne.

chamalieres1le bac de Chamalières, au fond : l'abbaye

Il se met en marche avec une moue désabusée. Personne ne fait attention à lui. Tous sont trop occupés à lutter contre l'eau. Celle-ci dévale le long des ruelles pentues, y creuse des rigoles. Des enfants aux pieds nus tentent de les remblayer avec des galets. Des femmes repoussent la boue entrée dans leurs caves à l'aide de grands balais de genêts.

Le chemin est détrempé mais l'âne, qui a bien mangé et reconnaît le trajet du retour trottine régulièrement. On s'éloigne un peu du fleuve pour atteindre Ventressac puis, passé ce château, on gagne les hauteurs qui surplombent Retournaguet. Jacques aperçoit de nouveau la Loire. Il lui semble que ses flots tumultueux ont encore grossi, on les entend se précipiter dans un grondement sourd, tel le mugissement d'un monstre infatigable.

Sur l'autre rive, du côté de Retournac, il voit des hommes s'affairer à remonter loin des berges le radeau qui sert de bac. Il soupire et se frotte l'arête du nez d'un air contrarié : le niveau de l'eau monte, il a intérêt à aller vite.

 (à suivre)

Publicité
Publicité
Publicité